ÉDUCATION. Développement de l’esprit critique chez les élèves

MINISTÈRE DE LA ÉDUCATION NATIONALE FRANÇAISE

L’esprit critique ne se décrète pas. Si, dans un État démocratique, son développement est propice à l’exercice d’une réflexion désaliénée, plurielle et tolérante, il suppose néanmoins un soin constant des représentations, des opinions, des savoirs. Pour les écoliers comme, plus tard, pour les étudiants et même pour les adultes, a fortiori, pour tous ceux qui deviennent membres de la communauté éducative, apprendre pourrait sembler un processus naturel et largement mécanique, voire partiellement inconscient. Or chacun étant constamment exposé à des énoncés, des sentences, des jugements que forgent et diffusent la famille, le milieu social, les institutions, les médias, il appartient à tous de se saisir de ce halo de significations et de s’en donner la meilleure maîtrise possible. De surcroît, avec l’internet et les réseaux sociaux, les écoliers, les étudiants, puis en somme les adultes eux-mêmes sont criblés d’informations et toujours sommés de « prendre part », « évaluer », « approuver », « s’indigner de », etc. Mais il faut aussi les imaginer capables de tenir un cap, de virer, de profiter d’une brise ou de se protéger de la tempête. Or leurs ressources propres n’y suffisent jamais, leurs talents demandent à être cultivés, leur jugement à être affermi.

L’école est le lieu privilégié d’une telle désaliénation du jugement. La dispensation des savoirs, dans leur pluralité en même temps que dans leur complémentarité et leurs liaisons, permet en principe à chacun de se constituer un paysage conceptuel pluriel et complexe susceptible de le libérer des pensées monolithiques du milieu familial ou même amical, de celles qui émergent immanquablement dans un environnement plus ou moins immédiat et naturellement étroit. L’école est à la fois le lieu et le moment où l’enfant apprend à se construire, non plus par les seules vertus de l’affectivité et de l’évidence première, mais dans une relation distanciée au monde et aux autres, aussi bien aux autres enfants qu’aux adultes qui n’appartiennent pas à son périmètre affectif, à ces adultes qui représentent le monde objectif, pour ainsi dire : celui de la société en général et de ses exigences propres et irréductibles.

Or cette construction est précisément celle de l’esprit critique, qui ne se résume pas à la capacité de dire « non » ou à l’exercice d’une opposition unilatérale à ce qui est donné comme énoncé, mais qui se forme et s’entretient comme réception, interrogation, évaluation, assimilation, parfois transformation des représentations et des propositions qui leur donnent sens. L’esprit critique est une perspective, il traduit l’angle sous lequel un énoncé est appréhendé et compris, éventuellement infléchi, altéré ou transformé. En soi, ce n’est donc rien, ce n’est pas un contenu de connaissance, pas même un protocole formel de représentation : c’est une manière, un biais, la synthèse de ce qu’on a pu distinguer comme « esprit de géométrie », qui requiert la mobilisation des savoirs et de leurs ressources propres, et « esprit de finesse », manière d’intuition ou de saisie immédiate d’un sens. En quoi il est aussi beaucoup, il est même le centre de gravité d’une vision affermie du réel, qu’elle soit par ailleurs embarquée dans les récits des autres – ce que dit le professeur à l’école, au collège, au lycée ou à l’université est un tel « récit des autres » –, ou qu’elle soit ouverte avec prudence sur les irréductibles contradictions que présentent toujours l’environnement social, politique, culturel, le monde des autres et de tous.

L’école est le lieu et le moment privilégiés d’une construction de l’esprit critique parce qu’elle est le lieu et le moment privilégiés de l’acquisition des savoirs disciplinaires, d’une part, et de l’acquisition de ce qu’on appelle les « compétences douces », d’autre part – de toutes celles qui, sans être véritablement des compétences, traduisent des aptitudes à s’ouvrir aux autres, à les rencontrer, à les estimer, à s’entretenir avec eux. Si l’on apprend les mathématiques et la chimie, à l’école, ou les langues et les lettres, on y apprend aussi la diversité, la pluralité, mais à y affermir aussi ses positions propres et à les faire valoir dans le respect de cette pluralité et de cette diversité des positions des autres.

Mais précisément, on l’apprend, ce qui signifie que rien n’est joué d’avance et que rien ne garantit, en bout de course, que le but est atteint. D’ailleurs il faut interroger ce « but » comme but : est-il pertinent de postuler qu’à la sortie de l’école, un adolescent a acquis un esprit critique ? Sans doute faut-il réduire une première fois cette prétention : il aura acquis de l’esprit critique ; et derechef, il ne l’aura pas acquis, mais il s’y sera exercé et aura pris la voie d’une culture de la tolérance, mais aussi de la justification de ses positions personnelles et de ses croyances. Tout est là, en effet : « esprit critique », cela signifie qu’on pense et qu’on opine en première personne, qu’on se rend capable de tenir une position intellectuelle ou morale, qu’on se donne les moyens de juger des représentations auxquelles on est inévitablement exposé – en somme qu’on ne se laisse pas porter par les bourrasques du verbe ambiant.

En quoi l’on voit bien qu’il s’agit moins d’un objectif et d’un acquis que d’un projet dont la réalisation s’étend tout au long de la vie, de l’âge scolaire à l’âge adulte qui en est idéalement le prolongement, de l’âge des apprentissages proprement dits à celui de la citoyenneté et de l’inscription de soi dans le monde des autres.

C’est donc qu’eu égard au développement de l’esprit critique, le rôle et la tâche de l’école sont immenses. Pour assurer l’ouverture et la liberté de pensée si puissamment entées sur une culture des « valeurs de la République », l’école est commise à mobiliser tous les moyens dont elle dispose pour en assurer le développement. Or il ne s’agit pas d’un « bloc de moyens » qui serait sous la main parmi d’autres, de cotation et d’efficacité équivalentes. Les moyens mobilisables doivent capillariser son propre système de transmission des savoirs et des conduites : il s’agit des disciplines qu’elle enseigne, non pas telle ou telle, mais bien toutes les disciplines, dont l’enseignement ne passe jamais par une succession d’exposés dogmatiques et clos sur

eux-mêmes, mais par une exposition toujours critique et ajustée aux compétences et aux talents des élèves ; il s’agit des activités sportives ou culturelles qu’elle favorise et qui contribuent au développement personnel de ses élèves ; il s’agit des leviers institutionnels qu’elle actionne, aussi bien au niveau des administrations centrales des ministères de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports ou de la culture et de la communication – les directions, notamment, ou leurs partenaires comme Canopé ou le Clémi – qu’au niveau des territoires académiques, avec les politiques rectorales ou les dispositifs de bassin. Le développement de l’esprit critique mobilise toute l’école, qu’on raisonne en termes d’espace – national ou territorial – ou en termes de temps – le premier et le second degrés, les études supérieures, mais aussi la formation tout au long de la vie, dont l’exigence est encore plus ardente pour les professionnels enseignants et, plus largement, pour les gestionnaires et les administrateurs de la communauté éducative (chefs d’établissement, conseillers principaux d’éducation, inspecteurs, etc.).

En somme, l’esprit critique ne fait pas question ; il est une cause et l’école est son lieu privilégié d’émergence.

(Brano tratto dal Rapport à Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, Développement de l’esprit critique chez les élèves, 2021)