Vérité de fait et opinion politique

Jean Claude Monod

Le thème de « la politique post-vérité » ou de « la politique post-factuelle » trouve une nouvelle actualité à la lumière de certains événements et situations récents, notamment aux États-Unis. Beaucoup de présupposés sont discutables dans cette notion, par exemple l’idée qu’on aurait eu affaire, avant l’ère de la post-truth, à une politique démocratique intrinsèquement éclairée par la vérité – que faire alors, parmi tant d’exemples, du déclenchement de la seconde guerre du Golfe au nom des « armes de destruction massives » de Saddam Hussein ? Ou encore la suggestion selon laquelle, avant l’ère de la « post-vérité », nous aurions eu affaire à une presse et à une information libres de distorsions idéologiques, ce qui est évidemment risible : pensons à la façon dont tant de médias français ont présenté le référendum de 2005 concernant le Traité pour l’Union européenne en « criminalisant » la possibilité du vote « Non », en n’hésitant pas à parler d’un choix « socialiste-national », etc. Il faut donc s’interroger sur la consistance de cette notion et cerner de plus près l’éventuelle nouveauté du phénomène qu’elle désigne. Mais on aimerait d’abord la situer par rapport à un problème classique de philosophie politique, que l’on pourrait appeler « vérité de fait et opinion politique », en référence à l’article de Hannah Arendt, « Vérité et politique ». On notera d’ailleurs qu’Arendt elle-même évoquait déjà « le conflit entre la vérité de fait et la politique, qui se produit aujourd’hui à une si vaste échelle».

Vérité et démocratie

L’argument général d’Arendt est le suivant : la vérité n’est pas la seule valeur de la sphère politique, en particulier dans une démocratie, et, d’une certaine manière, on peut dire que l’opinion, plus que la vérité, constitue le véritable fondement de la démocratie ; néanmoins, la formation de l’opinion dans une démocratie a besoin d’un certain respect pour les vérités de fait.

Nous ne pouvons pas considérer que la vérité entretient un rapport simple et intrinsèque avec la démocratie pour deux raisons principales, si l’on suit Arendt. D’abord, la pluralité humaine et l’idée du pluralisme sont des dimensions fondamentales de la politique et de la démocratie, de telle sorte que la pluralité des opinions doit être respectée :« Tous les gouvernements reposent sur l’opinion », selon un mot de Madison cité par Arendt.

Ensuite, le domaine politique est l’action, la praxis, les choses à venir qui requièrent que l’on prenne des décisions. Or, dans le domaine de la praxis humaine, beaucoup de choses ne peuvent être décidées au terme d’une démonstration rationnelle aussi pure qu’une démonstration géométrique. Ainsi, en France, un débat politique a porté sur la proposition du candidat du Parti socialiste à l’élection présidentielle, Benoît Hamon, de fournir un même « revenu universel de base » à tous les citoyens majeurs de la société française. Certaines personnes, y compris au sein du Parti socialiste, ont dénoncé une mesure utopique et un manque de « réalisme » ; d’autres l’ont rejetée parce qu’ils considèrent que c’est une manière d’accepter le chômage de masse, ou parce qu’en octroyant ce revenu aux Français, on créerait une autre inégalité, les ouvriers du Sud travaillant pour les oisifs du Nord ; mais pour d’autres encore, ce serait une révolution positive dans notre rapport au travail, à un moment où les changements techniques raréfient le travail humain et où les robots (que Benoît Hamon proposait de taxer) prennent une place toujours plus grande dans son organisation. On peut rappeler que, dès la fin du xviiie siècle, un esprit comme Thomas Paine voyait dans un revenu universel ou dans ce qu’il appelait la « dotation citoyenne » une façon de compenser l’injustice faite aux hommes, à qui la terre appartenait originellement également, par l’introduction de la propriété privée ainsi qu’une façon de favoriser la participation des démunis à la vie citoyenne, en leur évitant d’avoir à rechercher le minimum vital. On voit bien que personne ne peut absolument prouver que les effets d’une telle mesure seront positifs ou négatifs : il faut en débattre, expliquer pourquoi le travail est une valeur centrale ou non, et définir ce que sont le travail et l’activité, ce qui implique toute une conception de la société.

De plus, en politique, personne ne peut se prétendre capable de prévoir l’ensemble des effets secondaires et des réactions futures à une réforme donnée. Il y a de nombreux facteurs à prendre en compte et de nombreuses valeurs en jeu, si bien qu’il n’y a pas de raison suffisante d’agir d’une manière ou d’une autre, pas de certitude quant à l’action à mener, mais seulement des probabilités (c’est ce qu’un autre philosophe allemand, Hans Blumenberg, appelait le « principe de raison insuffisante »). C’est pourquoi l’idée d’une science politique ou d’une science du politique qui prétendrait être la plus simple mise en œuvre d’une vérité est à la fois illusoire et dangereuse. De Platon jusqu’à un certain courant du marxisme(-léninisme), diverses versions de cette illusion ont eu cours – une illusion qui a un caractère antidémocratique : s’il n’y a qu’une seule vérité de l’Être ou de l’histoire, ceux qui savent n’auront pas besoin de débattre, dès lors qu’ils sont au pouvoir.

Nous pourrions appeler cela la tentation « épistémocratique », dont une version moderne est certainement la tentation technocratique, selon laquelle le gouvernement devrait être laissé aux experts et aux techniciens. L’économie a pu jouer ce rôle ces dernières années, lorsque l’adaptation néolibérale à la mondialisation a été présentée comme la seule voie rationnelle : “There is no alternative”, il n’y a qu’une seule interprétation légitime de ce qui est bon pour notre avenir.

Ainsi, la vérité n’est pas nécessairement en bons termes avec la démocratie et nous devons faire place à la pluralité des opinions. Mais est-ce que cela implique que la démocratie est simplement le règne de l’opinion, ou le règne d’une sorte d’opinion qui n’a pas du tout à se soucier des faits ? Arendt rappelle que dans sa compréhension grecque, le dokeîn, l’opiner, est lié à la sphère du phainesthai, de l’apparaître en public. Il y a quelque chose qui attache l’opinion comme régime de partage des avis « à ciel ouvert » à l’idée du politique comme espace d’apparition public, nécessairement ouvert à discussion et à controverse, et par là, à l’agôn, soit le « conflit » positif qui soutient le débat démocratique. Cette culture du débat, où chacun, même le « moins savant », peut apporter sa contribution, implique-t-elle cependant de considérer que toutes les opinions se valent et que les faits ne jouent aucun rôle dans les discussions politiques ? Un autre lien, qu’Arendt évoque peu, veut que la démocratie grecque ne soit pas née par hasard en même temps que la rationalité scientifique, où un certain type d’« enquête », empirique et rationnelle, se substitue au prestige des autorités ancestrales. Et l’on peut dire que la République moderne a également fait place à la science comme instance critique de vérité, fondée sur des procédures expérimentales et contrôlées, notamment dans l’espace scolaire. Il est clair que si la vérité n’est pas la seule valeur de la politique, une séparation complète entre vérité et politique reviendrait à livrer la démocratie au relativisme et éventuellement au cynisme, l’exposant à la démagogie que redoutait Platon : tout serait permis, les politiciens pourraient mentir autant qu’ils veulent, l’important serait la persuasion et non la vérité, etc.

Opinion et vérité

Il faut donc réfléchir davantage à ce que nous appelons « opinion », doxa en grec ancien, et à sa relation à la vérité. Il serait absurde de dire que les vérités mathématiques, et plus généralement les vérités scientifiques, « me semblent vraies » : « il me semble que 4 et 4 font 8 » ? C’est également le cas pour ce qu’Arendt appelle « les vérités de fait », même si la question est plus compliquée pour les faits qui remontent à un passé lointain. Par exemple, je ne peux pas dire : « à mon avis, une majorité d’électeurs britanniques a voté pour rester au sein de l’Union européenne » ; c’est tout simplement faux. Il est donc aujourd’hui surprenant d’entendre certains hommes politiques d’envergure tenir ce genre de discours et que cela ne pose aucun problème à beaucoup de personnes. Le contraire de la tentation « épistémocratique » est la tentation « post-vérité » ou « post-factuelle. L’investiture de Donald Trump en est une illustration récente : après la cérémonie, des photos montraient que l’affluence était bien moindre que pour celle de Barack Obama en 2009. Le jour d’après, Donald Trump a parlé de « foutaises », parce qu’il avait « vu » un million et demi de personnes devant lui pendant son discours. Voilà donc le dokei moi, la perception subjective qui est supposée avoir plus de valeur que les documents ou les photographies.

Au contraire, dans son article, Arendt défend l’idée que « les faits informent les opinions » et que les opinions, en démocratie, doivent « respecter la vérité factuelle ». C’est une condition nécessaire à la fois pour débattre de sujets ordinaires et pour que l’État pose des limites à l’exercice de son pouvoir dans une démocratie. La puissance publique peut certes promouvoir une certaine conception de la réalité par la propagande, les médias publics, les programmes scolaires, etc., mais elle ne peut pas modifier la réalité factuelle à sa guise. Cela constitue une différence évidente avec les régimes totalitaires, où l’on niait jusqu’à l’existence même de personnages historiques, effacés des photographies, et où l’on n’a cessé de construire des… « faits alternatifs ». Les exemples évoqués par Arendt outrepassent certes, dans une certaine mesure, la frontière entre États totalitaires et États démocratiques : elle évoque ainsi les livres d’histoire de l’Urss dont Trotski a été (parfois littéralement, sur les photos d’époque) effacé, mais aussi les débats sur les responsabilités dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Néanmoins, une différence subsistait entre les deux types d’exemples, et de régimes. Voici en effet comment Arendt conclut son évocation des débats simultanément politiques, juridiques (avec la question des réparations) et historiques sur les origines de la Première Guerre mondiale : « Durant les années 1920, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clemenceau : “À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ?” Il répondit : “Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne.” Nous nous occupons ici de données élémentaires brutales de ce genre, dont le caractère inattaquable a été admis même par les partisans les plus convaincus et les plus sophistiqués de l’historicisme. » Arendt désigne donc des « données élémentaires brutales » qui ne peuvent être niées, même par le plus relativiste, pour lequel on peut à peine parler de « faits » historiques tant tout serait construit et malléable. Clemenceau remarquait qu’il y avait des limites à ce dont on peut débattre : des faits élémentaires, mais l’exemple des pratiques éducatives de propagande totalitaire montrait pour Arendt que cette limite pouvait être franchie, justement dans le cadre des États totalitaires et peut-être aussi dans le cadre des propagandes de guerre, où les États démocratiques laissent place à des formes de dictatures provisoires. « Il est vrai qu’il faudrait beaucoup plus que les caprices des historiens pour éliminer de l’histoire le fait que, dans la nuit du 4 août 1914, les troupes allemandes franchirent la frontière belge ; cela ne demanderait pas moins qu’un monopole du pouvoir sur la totalité du monde civilisé. Or un tel monopole du pouvoir est loin d’être inconcevable, et il n’est pas difficile d’imaginer quel serait le destin de la vérité de fait si l’intérêt du pouvoir, qu’il soit national ou social, avait le dernier mot sur ces questions. »

Deux versions de la « post-vérité »

On peut cependant distinguer deux formes différentes de « post-vérité ». Une première attitude, comme celle de Donald Trump ici évoquée, qui consiste à considérer que ce que l’on veut croire est plus important que ce qui peut être prouvé. Il s’agit moins de mensonges directs que de refuser, en quelque sorte, les différents degrés de vraisemblance ou de preuve ; de présenter les opinions les plus instruites et les mieux étayées comme étant de même valeur que les opinions immédiates, qui n’ont aucune preuve ou argument à fournir, mais dont ceux qui les ont jugent – ou feignent de juger, peu importe ici – que cela ne les invalide pas. Disons qu’il s’agit ici d’un mépris ostensible pour le travail de vérification et d’argumentation qui devrait permettre de hiérarchiser les opinions en fonction de leur valeur de vérité ou de leur correspondance avec des états de fait que l’on peut attester.

Cette « post-vérité par indifférence » ou indistinction doit être distinguée d’une seconde attitude, qui s’y articule parfois : la construction délibérée de fausses informations. Un exemple récent souvent évoqué est celui du chiffre avancé par les partisans anglais du Brexit au titre du coût supposé de l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. Il a été montré que ce chiffre était tout à fait incorrect mais, entre-temps, il avait été placardé partout, sur les murs et les bus du Royaume-Uni, et avait produit un puissant effet sur les électeurs. Un second exemple est plus frappant encore, car il dépasse de loin la simple manipulation des chiffres : le New York Times a publié le témoignage d’un étudiant qui, lors de la campagne américaine, a trouvé un moyen original de gagner de l’argent. Il a créé un site, christiantimesnewspaper.com, diffusant les nouvelles que les partisans de Donald Trump avaient envie de lire, suscitant ainsi un grand nombre de « clics » qui généreraient des recettes publicitaires. Ainsi reprit-il une rumeur lancée sans aucun fondement par Donald Trump, selon laquelle les partisans d’Hillary Clinton s’apprêteraient à truquer les élections dans les bureaux de vote de l’Ohio. Le jeune homme, Cameron Harris, construisit ainsi une fake news affirmant que des dizaines de milliers de faux bulletins de vote pour Hillary Clinton auraient été découverts dans un entrepôt de l’Ohio. Si cette fausse nouvelle a été rapidement démontée, elle avait néanmoins été copieusement partagée, comme les autres inventées sur ce site, qui devint rapidement l’un des 20 000 sites les plus fréquentés sur Internet, permettant à Cameron Harris de gagner 100 000 dollars en quelques mois.

À supposer que ces dérives politiques (indifférence au degré de vraisemblance et de vérifiabilité des opinions, fabrication de fausses informations) sont réellement nouvelles, au moins dans leur caractère massif et « viral », dans les démocraties libérales, on peut penser que les nouveaux médias, Internet, en sont responsables ou constituent, à tout le moins, des facteurs de la montée en puissance de l’« empire du faux ». Il est significatif à cet égard que le concept d’« ère post-vérité » ait été d’abord utilisé par Ralph Keyes en 2004 pour comprendre une tendance générale, non pas tant dans le champ politique que dans les nouveaux rapports que nous entretenons avec l’information sur les réseaux sociaux, où un billet sur une « info » devient viral avant que quiconque ait tenté d’en vérifier la source. Les opinions n’attendent plus d’être informées par les faits, les news qui nous plaisent sont partagées avant d’être vérifiées – on pourrait parler d’un fact-sharing, symétrique du fact-checking qui semble, aujourd’hui, impuissant à juguler la circulation des fausses nouvelles.

Mais nous pouvons faire une autre hypothèse : nous avons largement fait l’expérience, ces dernières décennies, d’une négation technocratique de la politique démocratique et d’un programme néolibéral présenté comme une nécessité objective, y compris, hélas, dans certaines défenses de l’Union européenne ou dans la mise en œuvre de politiques très dures d’austérité. Toute contestation était rejetée comme irrationnelle, populiste, nationaliste, etc., notamment par des médias traditionnels sérieux. En réaction, de nouveaux mouvements populistes n’hésitent pas à dire que tout ce que les médias traditionnels racontent est faux, un produit de l’establishment libéral, et n’hésitent pas à produire de fausses informations et de fausses statistiques. Le risque est donc de tomber dans un autre excès, qui consiste à oublier la seconde condition nécessaire à une véritable opinion publique, selon laquelle « les faits informent les opinions »et l’opinion doit respecter les vérités de fait.

Mais ne faut-il pas compliquer les termes du problème, dans la mesure où ce n’est pas seulement une forme de populisme anti-intellectualiste qui a pu mettre en cause l’idée même de « vérités de fait », ou de faits distincts de leur interprétation, ou le partage même du vrai et du faux, mais des courants intellectuels et philosophiques élaborés, qui ont pu se présenter comme la pointe de la pensée critique contemporaine ? Une polémique qui a couru depuis les années 1980, avec l’apparition des thèses « post-modernes » et l’essor de la French Theory, a connu un semblant de renaissance sur fond de post-truth politics : soit l’idée que cette forme de réflexion « ultra-critique », qui a entendu donner congé à toute vision d’une vérité indépendante du discours et de ses conditions d’énonciation, laissait les intellectuels désarmés face aux manipulations idéologiques de la droite radicale, du révisionnisme négateur de la Shoah, ou aujourd’hui d’une droite populiste cynique et indifférente au vrai. Pour le formuler autrement, en écho à l’actualité : si l’on souscrit à l’affirmation de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », si l’on présente, comme Foucault, la distinction entre le vrai et le faux comme un système d’exclusions parmi d’autres, si l’on dissout l’idée de référence au profit de la vision d’un renvoi infini de signe en signe, comme on l’impute à la déconstruction derridienne, que peut-on encore objecter à la « post-vérité » ? Ces questions peuvent sembler artificielles, voire absurdes, tant il est vrai que les engagements d’un Foucault ou le rapport hautement complexe de Derrida à la tradition n’ont strictement rien à voir avec l’ethnocentrisme grossier, l’américano-centrisme agressif, la xénophobie, la misogynie, etc., qui caractérisent un personnage comme Trump.

Mais le rapprochement, dira-t-on, ne s’effectue pas au plan des « valeurs », mais au plan des effets indésirables et involontaires de théories qui croient pouvoir congédier l’idée de vérité comme adéquation entre un discours et une réalité extérieure – ainsi a-t-on vu mettre en cause également le pragmatisme américain, dont les promoteurs historiques ont été, eux aussi, des intellectuels progressistes, mais dont la compréhension de la vérité comme ce qui fait l’objet d’un accord pratique au sein des groupes ou, pis, comme « ce qui marche » exposerait aux mêmes déconvenues (« Le trumpisme est un pragmatisme vulgaire », affirme Pascal Engel). En somme, pour résister à Trump, il faudrait reconnaître que ces positions relativistes sont intenables, tenir bon sur la défense d’une vérité indépendante des jeux de pouvoir et des conditions d’énonciation.

À cette position du problème, deux réponses sont possibles : la première chercherait à montrer que les philosophes désignés comme coupables de relativisme absolu et de rejet de la distinction du vrai et du faux n’ont jamais rien professé de tel, même si certaines formules fracassantes et certains usages de leur pensée ont pu aller dans le sens d’une dissolution de l’idée de vérité. Approcher la façon dont le partage du vrai et du faux peut fonctionner comme système excluant certains énoncés ne signifiait pas, pour Foucault, qu’on pouvait tenir pour nulle une telle distinction ; c’est une semblable réduction de la pensée de Derrida à un slogan (« Il n’y pas de hors-texte », devenu dans la traduction américaine : “There is nothing outside the text”) qui a accrédité l’idée que la déconstruction récusait la possibilité même de procéder à des vérifications et à des réfutations à propos d’un discours, ce que la pratique même du discours derridien contredit. Le pragmatisme a cherché à redéfinir la vérité à partir de l’activité et des interactions sociales, non à détruire l’idée de vérité, etc.

Au plan politique, ce n’est évidemment pas à moins de travail critique et de mise à l’épreuve des productions idéologiques du pouvoir qu’en appelaient ces philosophes, mais à davantage – précisément en ne ciblant pas les seuls « populistes » ou, en leur temps, l’extrême droite. Mais cette critique portait aussi bien sur les effets de pouvoir attachés à des disciplines scientifiques ou se parant de scientificité, comme l’économie néoclassique, dont le rôle dans la gouvernementalité néolibérale est bien celui d’une matrice de savoir et de pouvoir, dont Foucault avait commencé l’analyse dans ses cours au Collège de France des années 1978-1979.

Autrement dit – et on passe ici à la seconde réponse : on ne saurait répondre à la « post-vérité » par une vision de la vérité « pure », qui éviterait d’analyser les « jeux de vérité » actuels qui font du discours économique un instrument de domination irréductible à une simple production « idéologique » de « fausseté ». La pensée critique contemporaine doit se déployer sur plusieurs fronts, et sur plusieurs registres : le registre « classique », ou dans le sillage des « Lumières », de la « critique de l’idéologie » et des effets automatiquement bénéfiques de la « Raison » pour éclairer le « peuple » ne suffit pas à faire face à l’utilisation de certaines formes de rationalité comme instruments de pouvoir sur ledit « peuple », tendanciellement renvoyé à ses « passions irrationnelles » lorsqu’il se rebiffe contre l’ordre des marchés, l’ouverture des frontières à la libre circulation des capitaux et des marchandises et la flexibilisation du travail. Les réflexions développées dans le champ de ce qu’on unifie de façon quelque peu abusive sous le chef de la French Theory ou du « post-modernisme » peuvent contribuer à mettre en cause ce que nous avons désigné comme « la tentation épistémocratique » (qui place ici une discipline comme l’économie néoclassique en position de matrice de pouvoir et de justification de la libéralisation toujours accrue des économies nationales). Elles sont sans doute moins adaptées pour lutter contre un discours néo-populiste qui ne s’embarrasse pas de la moindre référence à une discipline scientifique ou à un « savoir », mais joue plutôt du ressentiment des classes populaires et moyennes contre l’ensemble des « élites », élites intellectuelles et étatiques comprises, pour promouvoir autrement le démantèlement de l’État social, tout en donnant un tour plus « national » au capitalisme contemporain – America first, « la France aux Français », etc.

Ce type de pensée, qui ne cache pas son anti-intellectualisme et son indifférence aux sciences, brouille délibérément le vrai et le faux et joue bien, en ce sens, sur un registre qui n’est pas celui que visent prioritairement la déconstruction ou la généalogie. C’est pourquoi une pensée comme celle d’Arendt, qui a été à l’école de la déconstruction (dans sa version source heideggérienne), mais a poursuivi sa réflexion politique au-delà, face à des régimes qui transformaient et niaient les faits historiques tout en se réclamant d’une « science » fondatrice, est sans doute plus efficace dans cette perspective. En effet, elle a reconnu tout à la fois le péril d’une prétention au monopole de la vérité par le pouvoir et le danger d’un abandon de l’idée de vérité.

In L’ESPRIT, 2017